XIX

 

Il y avait du vrai dans les imprécations de sœur Nanon ; et c’est bien Babylone, une toute petite Babylone, que sa béquille menaçait.

Comme tant d’autres modestes cités touchées par le chemin de fer, Rochegude, immobile depuis cinq siècles dans sa fière et noble misère, commençait à connaître la définitive décadence après une période, hélas ! courte, de splendeur illusoire et d’artificielle prospérité.

Tant qu’avaient duré les travaux, et plus tard encore, tandis que le chemin de fer, en activité depuis Marseille, allongeait lentement ses rails vierges encore vers Grenoble, Rochegude, quartier général des chantiers et provisoirement tête de ligne, crut vraiment, enivrée un peu, être devenue grande ville.

Trop d’ingénieurs, de conducteurs et de piqueurs s’offraient, maris futurs, aux espérances des jeunes filles ; trop de chemineaux flamands et piémontais éveillaient les rues, la nuit, du bruit de leurs bottes sonores, et, le dimanche, après boire, jouaient du couteau !

Rochegude en perdit la tête.

Chaque samedi, les écus blancs, les écus de la paye roulaient ; et, sauf le maître de poste dépossédé sans indemnité et laissé nu avec son inutile privilège, sauf les conducteurs de diligence, les postillons, les charretiers qui, d’ailleurs, après avoir boudé le temps voulu, acceptèrent l’état de choses, se vouant au camionnage ou bien coiffant le képi d’employé, sauf encore quelques vieilles gens promptes à s’effrayer des nouveautés et dont le radotage faisait rire, personne dans la ville ingrate ne regretta d’abord la modeste paix des temps anciens.

Sœur Nanon, elle-même, se sentit un instant conquise.

Car, ainsi que Grand-Père, le vieux biquetier le constatait avec une si cruelle joie, les temps anciens étaient bien finis où, sur les routes, passaient, traînés par quatre forts chevaux, avec leurs caparaçons de laine rouge ou bleue et leurs tintinnabulants colliers en clocher, les équipages de rouliers, où les deux antiques auberges, la Mule blanche et le Bras d’or bourdonnant à pleines tablées, embaumaient la rue Droite, du Portail-Peint au portail de Toutes-Bises, des parfums gourmands de leurs cuisines.

Maintenant, rouliers et diligence disparus, la route désormais déserte, on avait la satisfaction d’aller trois fois par jour, à un kilomètre de la ville, voir « le chemin de fer arriver ».

Mais c’est vainement, que, dans l’attente de chimériques voyageurs, les auberges, transformées en hôtels, assourdissaient la rue, aux heures des repas, du vacarme enragé de leurs cloches et envoyaient pour chaque train, avec l’entêtement du désespoir, deus omnibus partant toujours à grand bruit de grelots et de fouets et qui, toujours retournaient vides.

Le pire, et ce qui encolérait surtout sœur Nanon, c’était le scandale des mœurs.

Plus de ces immémoriaux cabarets à buis où, sur des tables boiteuses, les gens allaient honnêtement boire leur litron de vin en croquant des figues sèches et des noix.

Quelques anciens leur restaient fidèles ; mais la jeunesse, artisans comme paysans, les méprisaient pour les cafés. Et c’est par pure habitude et souvenir du temps jadis, qu’après vendanges, un gamin, sonnant dans sa conque, jetait aux carrefours le cri : – « Vin nouveau à trois sous le litre... chez Jean Bertrand, rue des Écouffes... il est bon et je l’ai goûté. » Malgré son attestation compétente, personne ne l’écoutait plus.

Un moment même, pendant la période de prospérité, il y avait eu des cafés à chaque coin de rue. Les premiers installés réussirent, et tout le monde voulait se faire cafetier.

Puis la dégringolade et le découragement arrivèrent. La plupart des cafetiers improvisés durent mettre les clefs sous la porte après faillite. Néanmoins le pli en étant pris, trois ou quatre établissements purent quand même tenir coup, entr’autres le Café Guisolphe, ainsi nommé du nom de son propriétaire.